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Michel Pinçon,
sociologue
Face au capitalisme sans scrupule : le droit de contester !
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sont sociologues. Ils travaillent en tandem depuis plus de 25 ans sur la grande bourgeoisie et les élites sociales. Leur dernier ouvrage, La violence des riches. Chronique d'une immense casse sociale pointe sans concession le pilonnage des classes populaires par une caste de riches aux stratégies affûtées.
Salut & Fraternité : Dans quels rapports de domination sommes-nous aujourd'hui ?
Michel Pinçon : Les travailleurs se trouvent face à un capitalisme financier très abstrait, fait de bilans, de colonnes de chiffres et de rapports.
Ils ne savent plus très bien qui est responsable, en dernière analyse, des politiques d'investissement ou non, des politiques salariales, etc. Les rapports de domination sont donc court-circuités : ils sont beaucoup plus indirects qu'avant. Autrefois le patron dirigeait lui-même son entreprise. Il était souvent un héritier sur plusieurs générations et avait un rapport personnalisé avec son usine. Aujourd'hui, les cadres et les patrons sont eux-mêmes sous le contrôle de ce capitalisme financier sans scrupule via des actionnaires, des fonds d'investissement,… Par exemple, nous avons travaillé en 2007 sur la fermeture des Ateliers Thomé-Génot, dans la vallée de la Meuse. Une société d'investissement américaine a repris cette entreprise en cessation de paiement avec les banques locales. Et elle a pillé les savoir-faire, les machines, et a revendu le parc immobilier de l'entreprise, qui a finalement fermé ses portes.
Les travailleurs se trouvent face à un capitalisme financier très abstrait, fait de bilans, de colonnes de chiffres et de rapports. Ils ne savent plus très bien qui est responsable, en dernière analyse, des politiques d'investissement ou non, des politiques salariales, etc.
La lutte des classes devient donc indécise dans la mesure où le travailleur ne sait plus clairement identifier le noyau dur qui l'opprime.
S&F : Comment cette domination se traduit-elle ?
M.P. : Par une idéologie qui est transmise par les écoles, en partie, mais beaucoup par une partie de la presse et par les politiques. En France, notre gouvernement est socialiste… mais n'a rien de socialiste?! Il est entièrement acquis au libéralisme économique. Cette formation politique née du mouvement ouvrier a pris fait et cause pour le néo-libéralisme actuel, limitant son socialisme au souci vaguement caritatif d'aménager un peu les conditions de vie de ceux qui en ont besoin. Mais il ne s'attaque en aucun cas aux problèmes de fond : la répartition de la richesse produite d'une manière plus égalitaire. Il faut noter que la renonciation des puissances publiques à contrôler les marchés a été initiée à partir de 1983 sous François Mitterrand à la présidence de la République et Pierre Bérégovoy au ministère de l'Économie et des Finances.
S&F : Aujourd'hui nos dirigeants appliquent des politiques dont ils renvoient la responsabilité à d'autres niveaux de pouvoir, comme l'Europe. Qu'en est-il ?
M.P. : L'Europe, ce pourrait être très bien ! Le problème n'est pas dans l'unité et dans la logique européennes mais bien dans le politique. Aujourd'hui la plupart des pays membres de la Communauté ont à leur tête des dirigeants acquis au néo-libéralisme. Alors évidemment l'Europe est néo-libérale. Ce sont les hommes politiques qui sont comme cul et chemise avec le grand capital qu'il faut mettre en cause !
S&F : Pourquoi une aliénation est-elle toujours remplacée par une autre ?
M.P. : Parce que les puissants ont toujours maîtrisé deux types de moyens : des moyens physiques, à savoir la propriété matérielle des moyens de production, les forces de police et de maintien de l'ordre, etc. Ils possèdent aussi un capital symbolique, qui s'exprime en prestige, en ce qu'ils incarnent la réussite et donc une certaine compétence. Pour arriver à changer les choses, il faut franchir cet obstacle. Mais il est très difficile à vaincre parce qu'il est ancré dans les esprits et dans l'éducation (« il faut respecter l'ordre et ceux qui sont au pouvoir, ils sont capables et donc compétents », etc.).
L'Europe, ce pourrait être très bien ! Le problème n'est pas dans l'unité et dans la logique européennes mais bien dans le politique. Aujourd'hui la plupart des pays membres de la Communauté ont à leur tête des dirigeants acquis au néo-libéralisme. Alors évidemment l'Europe est néo-libérale.
Il faut se dire qu'on a le droit de contester, de dire qu'il n'est pas normal que cette pauvreté se développe et ne cesse d'augmenter, que se creusent de tels écarts entre les revenus, que de tels gains, de tels salaires et de telles rémunérations soient permis, que la répartition est trop injuste pour ceux qui travaillent. D'ailleurs, les travailleurs ne se rendent pas très bien compte de la force extraordinaire qu'ils ont. Parce que s'ils arrêtent de travailler, il va falloir que les riches se retroussent les manches !
L'émission Regards FGTB a rencontré Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot à propos de leur dernier ouvrage. À voir ici : http://www.fgtb.be/-/regards-fgtb-la-violence-des-riches